Le bien-être au travail est devenu une notion centrale dans le dialogue social contemporain, à l’intersection du droit du travail et des attentes sociétales. L’interview de Julia de Funès, philosophe et ancienne professionnelle des ressources humaines, soulève un paradoxe fondamental : malgré des dispositifs organisationnels visant à favoriser le bien-être, de nombreux salariés ne se sentent pas mieux dans leur travail. À partir de cette réflexion, une question émerge : peut-on intégrer la notion de bien-être dans un cadre normatif et ainsi ne pas la réduire à un simple slogan ? Cela suppose d’envisager d’une part les limites de la subjectivité du bien-être (I), et d’autre part les possibilités d’objectivation de cette notion dans la relation de travail (II).
I. Les limites d’une conception subjective du bien-être
Si le bien-être peut se concevoir comme une réalité personnelle et intérieure, dépendante des émotions et des ressentis de chacun, cette approche subjective soulève néanmoins plusieurs difficultés. En effet, une telle conception tend à relativiser les critères du bien-être et à négliger des dimensions essentielles à une évaluation plus complète et partagée de ce dernier. Nous verrons d’abord qu’une conception purement subjective risque de masquer certaines formes d’aliénation ou d’illusion (A), avant de souligner les obstacles qu’elle pose à une mesure rigoureuse et objective du bien-être (B).
A. Le bien-être une notion philosophique difficilement normable
Julia de Funès souligne avec raison que le bien-être est par nature subjectif, variant selon les individus, leurs contextes personnels, sociaux et émotionnels. C’est vrai dans l’absolu, en rapprochant cette notion avec celle – encore plus subjective – de bonheur. Mais cela ne serait t’il pas dû a ce que cette notion est justement considérée dans l’absolu. Une fois ramenée dans le cadre strict du travail, par bien des vecteurs nous pouvons l’objectiver. IL faudrait donc parler, pour être precis, de bien-être AU TRAVAIL.
B. Le risque d’un usage managérial dévoyé de cette notion de bien-être
Le propos de Julia Defunes met en lumière ce qui semble être devenu la norme dans les entreprises : la récupération managériale du bien-être comme outil de communication ou de façade. Lorsque des entreprises valorisent des actions superficielles (baby-foot, fauteuils massants) sans toucher aux fondements des conditions de ce bien-être au travail, qui, à tout pour le moins est composé des conditions de travail (salaire, horaires, amplitude). Sans cela le discours sur le bien-être devient creux, voire manipulateur. Ce dévoiement prive cette notion de toute crédibilité, alors qu’a bien y regarder elle concours à la prévention des risques psychosociaux.
II. Des paramètres concrets pour une objectivation du bien-être
Face aux difficultés d’une approche strictement subjective, il apparaît nécessaire de fonder l’évaluation du bien-être sur des critères plus tangibles et mesurables. Une telle objectivation permet non seulement de mieux cerner les conditions réelles du bien-être, mais aussi de guider les politiques publiques en la matière. Nous verrons d’abord que des indicateurs objectifs comme les conditions matérielles de vie ou l’environnement professionnel jouent un rôle essentiel (A), avant d’examiner la manière dont ces critères peuvent être intégrés dans des outils d’évaluation reconnus et opérationnels (B).
A. L’objectivation du bien-être par des critères mesurables
Contre l’idée que le bien-être serait une notion purement abstraite, il convient de le replacer dans le contexte précis du travail, ce qui permet d’en définir des paramètres objectifs : rémunération, charge de travail, durée de travail, possibilités d’évolution, équilibre vie pro/vie perso. Ces éléments relèvent déjà, pour une grande part, de normes existantes en droit du travail (Code du travail, accords collectifs, obligations de sécurité). En les considérant comme des composantes du bien-être, on peut transformer une idée vague en indicateurs concrets, utiles à la fois aux employeurs, aux salariés et aux juges.
B. Le rôle du dialogue social et des partenaires sociaux dans la définition du bien-être au travail
L’un des points centraux est la nécessité d’une concertation avec les salariés pour définir ce qu’ils entendent par bien-être. Cela renvoie directement à la mission des institutions représentatives du personnel et au dialogue social tel qu’organisé en droit français. À travers les CSE, les négociations collectives sur la qualité de vie au travail (QVT) ou encore la prévention des RPS, il est possible de co-construire des politiques de bien-être qui tiennent compte des réalités du terrain. Cette démarche permet une approche sur mesure, adaptée aux besoins collectifs du travail mais aussi individuels, tout en restant dans un cadre normatif robuste.
La réflexion proposée dans cette intervention met en lumière la tension entre la subjectivité du bien-être et les exigences de normativité du droit. Toutefois, loin d’être inconciliables, ces deux approches peuvent s’articuler si l’on parvient à contextualiser la notion de bien-être dans le monde du travail et à l’objectiver à travers des critères mesurables et concertés. Le défi n’est donc pas d’intégrer le bien-être au droit du travail, mais d’en faire ce que l’on attend tous d’une notion cadre du monde professionnel: une pratique rigoureuse, pragmatique et respectueuse des réalités humaines du travail.