Légalisation: Le Rapport Léaument/Mendes


Judges smoke it, even the lawyer too
Voilà ce que chantait Bob Marley en 1976. C’est à peu près avec le même constat qu’aujourd’hui, l’on nous parle de légalisation du cannabis. En 2023, 50,4 % des adultes âgés de 18 à 64 ans déclarent avoir déjà consommé du cannabis au cours de leur vie. 10,3 % sont des usagers occasionnels et 3,4 % réguliers. Ce constat est accompagné d’un autre au moins aussi alarmant : depuis 1970, que la loi a pénalisé le cannabis, sa consommation n’a cessé d’augmenter. Ce qui pourrait être l’état d’une vaste blague façon administration, si depuis une quinzaine d’années ne se développaient aussi les points de deal. Fléchage, affichage des tarifs en gros, démarche marketing sur les réseaux et packaging. Ce business à 6 milliards ressemble à n’importe quel autre, si ce n’est qu’il est toujours illégal. Les problèmes de concurrence ne se règlent pas au tribunal de commerce, mais à la kalachnikov. Ce qui pourrait être aussi un moindre problème, si la population n’en faisait pas de plus en plus les frais.
C’est donc bien avec des trafiquants qui se structurent de plus en plus à la façon des cartels sud-américains et un État qui est totalement incapable d’intervenir, que la légalisation est de plus en plus sérieusement envisagée.

Dans le rapport Léaument/Mendez, elle l’est en tant que vecteur supplémentaire dans une politique globale de lutte contre le trafic.
Les rapporteurs posent comme préalable le renforcement des moyens de l’État dans cette lutte (I) pour envisager sereinement la légalisation (II).

I) Mise en ordre de marche du système

La loi de 70 est une loi de prohibition des stupéfiants, n’a jamais envisagé la lutte contre la consommation que par la seule force de la répression. Devant cet échec patent, les rapporteurs proposent d’inscrire TRACFIN dans cette lutte (A) et de, plus que jamais, renforcer les moyens de la police et de la justice (B).

A) Donner les moyens au fisc de tracer l’argent de la drogue

Les rapporteurs insistent sur la nécessité de mobiliser l’outil fiscal comme levier central de lutte contre le trafic de stupéfiants, en complément de la répression pénale classique. Aujourd’hui, les enrichissements illicites issus du trafic sont trop peu souvent identifiés, taxés ou saisis. Le rapport propose de mieux intégrer le fisc dans la chaîne pénale et de moderniser les moyens d’enquête patrimoniale.

Voici les principales pistes développées :

1. Systématiser les enquêtes patrimoniales

  • À chaque affaire de trafic significatif, il est recommandé d’engager systématiquement une enquête patrimoniale parallèle, pour identifier les avoirs dissimulés.
  • Cela implique une meilleure collaboration entre la justice, les douanes, les services d’enquête (police, gendarmerie), et les services fiscaux.

Exemple : intégrer TRACFIN (service anti-blanchiment) dès les premières étapes de l’enquête.

2. Exploiter les redressements fiscaux à partir des éléments judiciaires

  • Trop souvent, les informations issues des enquêtes (biens immobiliers, véhicules, comptes bancaires) ne sont pas transmises aux services fiscaux pour engager des contrôles.
  • Les rapporteurs proposent donc de formaliser ces échanges et de les inscrire dans les procédures standards, en développant une culture commune « judiciaire-fiscale ».
  • Il s’agit de taxer les profits illégaux, même en l’absence de condamnation pénale définitive (comme cela se pratique déjà dans d’autres types de fraude).

3. Renforcer les outils technologiques d’analyse financière

  • Le rapport recommande d’investir dans des logiciels de data mining permettant de croiser automatiquement :
  • les déclarations de revenus et de patrimoine,
  • les données bancaires,
  • les mouvements de biens (immobilier, véhicules de luxe),
  • les données issues des enquêtes judiciaires.
  • Ces outils existent déjà pour la lutte contre la fraude fiscale classique (ex. : outils de la DGFiP), mais doivent être adaptés à la criminalité organisée.

Objectif : repérer les enrichissements anormaux, identifier les prête-noms et les montages de blanchiment.

4. Former des brigades spécialisées dans le croisement fiscal-pénal

  • Les rapporteurs appellent à la création ou au renforcement d’équipes mixtes, associant enquêteurs judiciaires et experts fiscaux.
  • Ces équipes auraient pour mission de suivre les dossiers sensibles (trafic, blanchiment, crypto-actifs), et d’articuler poursuites pénales et redressements fiscaux.
  • Il s’agit aussi de former les agents de l’État à la lecture des structures complexes de dissimulation d’avoirs (sociétés écran, fiducies, transferts internationaux).

5. Améliorer la coopération avec TRACFIN et les autres services d’intelligence financière

  • TRACFIN reçoit des milliers de déclarations de soupçon de la part des banques, notaires, experts-comptables, etc.
  • Le rapport propose de :
  • renforcer les capacités d’analyse de TRACFIN,
  • fluidifier les remontées d’information vers les procureurs,
  • créer un canal prioritaire pour les affaires de trafic de stupéfiants.

L’objectif est de faire du renseignement financier un vecteur d’identification précoce des réseaux criminels.

En résumé, cette partie du rapport vise à intégrer pleinement les logiques fiscales dans la lutte contre les trafics, à la manière de ce qui se fait dans la lutte contre le crime organisé ou la grande délinquance économique. Elle propose un changement de culture au sein de l’État : ne pas seulement viser l’arrestation des trafiquants, mais assécher leurs ressources et leur train de vie.

B) Doter la justice en moyens humains, financiers et logiciels

Les rapporteurs soulignent avec insistance les faiblesses structurelles de la justice française, en particulier lorsqu’il s’agit de lutter contre la criminalité organisée liée aux stupéfiants. À l’heure où les trafics de drogue s’étendent dans tout le pays, les juridictions compétentes (notamment les Juridictions interrégionales spécialisées – JIRS) manquent cruellement de personnel, de temps et d’outils numériques efficaces pour traiter les affaires lourdes.

1. Renforcement des moyens humains dans les juridictions spécialisées

Les JIRS, chargées des affaires de criminalité organisée (dont les trafics de stupéfiants à grande échelle), souffrent d’un manque chronique de personnel qualifié.

Les rapporteurs proposent :

  • Le recrutement d’assistants spécialisés supplémentaires, notamment dans le domaine financier, numérique et logistique.
  • Le renforcement du nombre de greffiers, indispensables à la gestion administrative des dossiers.
  • L’augmentation du nombre de magistrats spécialisés en matière économique et financière.
  • Une révision de l’organisation interne des tribunaux pour permettre le traitement prioritaire des affaires liées aux stupéfiants.

L’objectif est d’éviter les retards dans les procédures et les classements sans suite pour manque de moyens.

2. Modernisation des outils numériques de gestion des affaires

La justice utilise plusieurs logiciels de traitement des dossiers, mais ces outils sont souvent obsolètes, peu interopérables et inefficaces face à la complexité des affaires de trafic.

Deux outils sont particulièrement mentionnés :

  • SIROCCO : logiciel utilisé pour gérer les affaires de criminalité organisée. Il nécessite aujourd’hui une saisie manuelle fastidieuse, redondante avec d’autres logiciels.
  • Cassiopée : logiciel général de gestion des affaires judiciaires, mais mal adapté à la criminalité organisée.

Les rapporteurs recommandent :

  • Un plan triennal d’investissement pour moderniser ces outils.
  • L’interopérabilité entre SIROCCO, Cassiopée et les systèmes de la police/gendarmerie, afin de faciliter le partage d’informations.
  • La formation des magistrats et greffiers à l’usage de ces outils numériques pour en tirer pleinement profit.

Une justice numérique plus performante permettrait de mieux cartographier les réseaux criminels, croiser les dossiers et partager les éléments d’enquête.

3. Stabilité et renouvellement des licences logicielles

Le rapport déplore que certains outils spécialisés utilisés par les assistants de justice (logiciels de veille financière, logiciels de traitement de données, etc.) soient non renouvelés faute de budget, ce qui nuit directement à leur efficacité.

Proposition :

  • Assurer le financement pérenne de ces licences logicielles.
  • Instaurer un budget informatique spécifique pour les JIRS, indépendant des arbitrages annuels.

4. Amélioration de la coordination entre acteurs judiciaires et enquêteurs

Un autre frein majeur est le cloisonnement entre les services, qui entraîne une perte d’informations critiques. Les rapporteurs plaident pour :

  • Une meilleure circulation des données entre les magistrats, la police judiciaire, les douanes et les services fiscaux.
  • La désignation de référents numériques et financiers dans chaque JIRS.
  • La création de cellules mixtes (justice-police-fisc) dans les grandes affaires, pour mutualiser les compétences et accélérer le traitement.

Ces mesures visent à structurer une réponse judiciaire adaptée au fonctionnement évolutif et territorialement dispersé des trafiquants.

5. Soutien psychologique et sécuritaire du personnel judiciaire

Les rapporteurs rappellent que les affaires de trafic de stupéfiants peuvent exposer les personnels judiciaires à des pressions ou des risques. Ils insistent sur :

  • La nécessité de mieux protéger les magistrats et personnels sensibles, notamment dans les zones les plus exposées (Marseille, Lille, Grenoble, etc.).
  • Le renforcement de la sécurité physique dans certains tribunaux.
  • La mise en place de cellules de soutien psychologique pour les magistrats et greffiers confrontés à des affaires particulièrement violentes ou complexes.

Le message est clair : on ne gagnera pas la guerre contre les trafics avec une justice à bout de souffle. Pour faire face à des réseaux bien équipés, mobiles, numérisés et transnationaux, la justice française doit être dotée de moyens à la hauteur des enjeux.

II) La légalisation comme vecteur de lutte

Évoqué dans le discours politique français d’innombrables fois. Depuis 2001, de plus en plus de pays dans le monde franchissent le cap (A). Les rapporteurs proposent de se rapprocher du modèle portugais où le consommateur est considéré comme un malade plus qu’un délinquant (B).

A) État de la légalisation dans le monde

Le rapport présente une synthèse approfondie des évolutions internationales en matière de régulation du cannabis, en insistant sur la diversité des modèles. Depuis 2012, une dynamique mondiale de légalisation s’est mise en place, principalement dans des pays occidentaux, avec des objectifs multiples : assécher le marché noir, protéger les usagers, et capter une fiscalité jusqu’alors illicite.

Voici un panorama des mesures dans plusieurs pays :

  • Canada : légalisation complète depuis 2018. Le cannabis est vendu dans des points de vente agréés. Chaque province gère son propre modèle, avec parfois un monopole public de distribution (ex. : Québec via la SQDC). L’autoculture est permise (jusqu’à 4 plants par foyer sauf au Québec).
  • Uruguay : pionnier en 2013. Production contrôlée par l’État. Vente uniquement en pharmacie sur inscription dans un registre national. Trois modes d’accès : autoculture, clubs de consommateurs, achat en pharmacie.
  • États-Unis : légalisation dans plus de 20 États (ex. : Californie, Colorado, New York). Modèle entièrement commercialisé, très libéral, mais avec des disparités entre États (ex. : limitation du taux de THC, restriction sur la publicité, taxation spécifique).
    ➤ Attention : au niveau fédéral, le cannabis reste illégal.
  • Portugal : modèle de dépénalisation de toutes les drogues depuis 2001. La consommation n’est plus pénalement réprimée, mais considérée comme un problème de santé publique. Le modèle portugais a inspiré la réflexion française sur la sortie de la criminalisation des usagers.
  • Allemagne : loi entrée en vigueur en avril 2024. Usage récréatif autorisé pour les adultes. Autoculture possible (jusqu’à 3 plants), vente via des « clubs de cannabis » à but non lucratif. Vente commerciale toujours interdite, mais levée progressive envisagée.
  • Suisse : expérimentations locales depuis 2023, dans le cadre de projets-pilotes. Distribution encadrée à des usagers volontaires dans certaines villes (Zurich, Bâle), avec suivi scientifique.
  • Espagne : tolérance de clubs cannabiques et d’autoculture à usage personnel, dans un vide juridique relatif. Absence de cadre légal clair, mais large tolérance sociale.

Ces expériences montrent que la légalisation n’est pas uniforme, mais repose toujours sur :

  • Un encadrement strict de la production et de la distribution
  • Des limitations d’accès aux mineurs
  • Une fiscalité dédiée (prévention, soins, sécurité)
  • Une volonté de réduire les méfaits sanitaires et sécuritaires du marché noir

La diversité des approches souligne la nécessité pour la France de définir un modèle adapté à son contexte juridique, culturel et sanitaire.

Parfait, voici la suite du développement avec la section II. B, qui fait le lien avec les modèles étrangers précédemment présentés.

B) Propositions pour un système français

Dans la continuité des constats internationaux, les deux rapporteurs — Robin Reda et Aurélien Taché — convergent vers la nécessité d’une légalisation régulée du cannabis en France, tout en proposant des options de mise en œuvre différentes.

Leur approche repose sur quatre piliers structurants, inspirés des expériences étrangères :

1. Mettre fin à la répression de l’usage personnel

  • Sortir l’usage du cannabis du Code pénal, pour l’intégrer dans une logique de santé publique.
  • Proposer un plafonnement de la quantité autorisée pour usage personnel à 3 grammes (comme en Allemagne).
  • Remplacer la pénalisation actuelle par des amendes ou des orientations sanitaires pour les usages problématiques.
  • Supprimer l’amende forfaitaire délictuelle de 200 € (jugée inefficace et inégalitaire).

2. Créer un système de régulation étatique du marché

  • Création d’une Autorité de régulation du cannabis (ARC), indépendante, chargée de :
  • Délivrer les licences de production, transformation, et distribution.
  • Contrôler la qualité, la teneur en THC/CBD, les pratiques commerciales.
  • Gérer les recettes fiscales affectées à la prévention, aux soins, et à la recherche.
  • Priorité donnée à une distribution publique ou via des structures agréées à but non lucratif (inspiration uruguayenne et suisse).
  • Interdiction stricte de publicité, de sponsoring ou de marketing, comme pour le tabac.
  • Étiquetage clair, avertissements sanitaires, et limitation du taux de THC dans les produits mis sur le marché.

3. Autoriser une autoculture encadrée

  • Autoculture permise dans des limites strictes : 4 plants maximum par personne, à usage strictement personnel, interdit à toute revente.
  • Enregistrement dans un registre national pour garantir la traçabilité (modèle canadien et allemand).
  • Protection des mineurs : obligation de déclarer et de sécuriser l’accès aux plants.

4. Développer une politique de prévention et de réduction des risques

  • Mobiliser les recettes fiscales issues de la vente de cannabis pour financer :
  • Des programmes de prévention ciblés, en particulier dans les collèges et lycées.
  • Des dispositifs de repérage et de traitement précoce des usages problématiques.
  • Des campagnes publiques sur les risques associés à la consommation (comme pour l’alcool ou le tabac).
  • Renforcer la formation des professionnels de santé, d’éducation et de justice sur les enjeux liés aux addictions.

Ces propositions visent à réduire les dommages sociaux et sanitaires du cannabis, tout en affaiblissant les réseaux criminels qui prospèrent sur sa prohibition. Elles s’inscrivent dans une logique qui se veut cohérente avec les modèles régulés existants tout en intégrant des spécificités françaises (monopole public, priorité sanitaire, autoculture surveillée).

Rapport Léaument/Mendes: https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/cion_lois/l17b0974_rapport-information#

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